Philippe Lacadée
Des pratiques de conversation sont proposées dans certains lieux scolaires [1] par les CPCT adolescents et parADOxes. S’y entendent des sujets dont les souffrances sont souvent liées à la réalité d’une langue porteuse soit d’un en-trop, sur le mode de la provocation ou du refus de la langue de l’Autre, soit d’un en-moins sur le mode de l’ennui, de l’inhibition ou de la dépression.
Rimbaud a quitté l’école, il s’ennuyait. Freud, préoccupé par le suicide des collégiens, a constaté que l’école « ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus qui ne sont pas encore mûrs et auxquels on ne peut dénier le droit de s’attarder à certains stades de développement, y compris peu réjouissants. Elle ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie ; elle n’a pas le droit de vouloir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie. [2] » Rimbaud et Freud ouvrent une question essentielle : celle de trouver un lieu comme point d’appui où l’on puisse jouer à la vie des mots.
Étudier la place de l’enfant ou de l’adolescent dans les différents discours tenus sur lui ou par lui, en repérer les variations cliniques peut permettre de réinventer sa place dans l’Autre, en améliorant sa position de sujet [3], son assiette subjective disait Montaigne. Car, si les enfants parlent tous la même langue, mettre à jour des dires singuliers, au-delà de la souffrance présentée et du mésusage des pensées, peut permettre de renouer avec un savoir qui viendrait de l’Autre.
Faire vivre Le pari de la conversation c’est autoriser de lâcher « les amarres » de la parole [4], celle qui soutient une partie des « amarres de la conversation [5] », soit celle de l’obéissance à l’autre, pour que surgisse, en maintenant celles de la courtoisie et du respect, la parole à laquelle s’amarre le sujet : son énonciation. L’adolescent peut y rencontrer une part de lui-même jusqu’ici ignorée et découvrir non sans surprise, ce qu’il donnait à voir ou à entendre sur la scène de l’école sans en saisir l’enjeu et ses conséquences.
Un dire nouveau peut surgir dans cet art de la conversation et produire un savoir inédit, un goût des mots, séparant le sujet d’une certaine jouissance ruineuse. D’appareiller la jouissance de l’être [6], la parole permet ainsi à chacun d’inventer sa propre façon de dire, de trouver dans les mots une certaine jouissance de la langue, allégée d’un éros indécent, marchand et technicisé, dépossédé du bien-dire sur les choses de l’amour et du sexe.
Ce temps de conversation ne vise pas l’adaptation d’un sujet à l’école, elle relève d’une praxis de « la psychanalyse appliquée à la thérapeutique qui reste analytique » où au-delà d’écouter, le praticien doit savoir entendre ce que véhicule cette parole, soit ces émotions immédiates qui infiltrent le parler d’aujourd’hui souvent sans aucune honte [7]. Elle relève d’un pari, d’une mise en jeu d’un Je qui retrouve la voi(e)x de son désir bien au-delà des idéaux de l’Autre social. Elle est de l’ordre d’un mot d’esprit qui offre au sujet un trait nouveau sur lequel prendre point d’appui. Un trait qui fasse un éclair de lumière là où avant régnait l’ombre de l’en-nuit.
[1] Pratiques de conversation dans les lieux scolaires initiées par le CIEN en 1998.
[2] Freud S., « Pour introduire la discussion sur le suicide », nouvelle traduction de Fernand Cambon, in Lacadée Ph., La vraie vie à l’école, Éditions Michèle, 2013.
[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 70.
[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 204-205 : « Les amarres de la parole ».
[5] Ibid.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 52 : « d’appareil ; il n’y en a pas d’autre que le langage. C’est comme ça que, chez l’être parlant, la jouissance est appareillée ».
[7] Cf. Lacadée Ph., L’Éveil et l’exil, Paris, Éditions Cécile Defaut, 2007, p. 103-114.