La libido se déplace1 ! C’est ce que Freud a cerné en deux temps : la libido d’abord, avec son statut « psychique », en ce qu’elle se lie à des représentations, puis son déplacement. La libido qui ne se lie pas constitue « l’excédent sexuel ». Ce déplacement de la libido fait partie de notre sens commun freudien. Notre sens commun lacanien y ajoute deux choses : d’abord que le système de représentations en question est constitué de la matérialité des chaînes signifiantes ; et, ensuite, que la dynamique du mouvement relève de l’objet a. Comme le dit Lacan : « la fonction de l’objet a, c’est le déplacement 2 ».
Fort bien, mais cette découverte de Freud n’a absolument pas été de soi! En dire un peu plus, c’est ici faire nôtre une forte incitation de Lacan : « dégager dans des notions qui s’amortissent dans un usage de routine, le sens qu’elles retrouvent tant d’un retour sur leur histoire que d’une réflexion sur leurs fondements subjectifs 3 ».
En effet, pour dégager cette notion de « déplacement », il a fallu que Freud s’affranchisse de l’idéologie scientifique de son temps dans laquelle il s’inscrivait, pensant faire œuvre de science. L’idéologie en question ? Celle de l’associationnisme, théorisation fort bien connue de Freud.
Avant cet affranchissement, et concernant la détermination des matériaux des symptômes hystériques, comment Freud concevait-il les choses ? Sur la base, justement, des deux premières règles associationnistes de D. Hume. Ainsi, pour qu’une représentation – notion assez inconsistante à l’époque – soit « pathologisée » par l’énergie sexuelle liée à une représentation devenue insupportable (trauma et défense), il convient que s’établisse une connexion avec une autre représentation, neutre sexuellement, soit par leur coïncidence fortuite (contiguïté dans l’espace et le temps), soit par leur communauté par le concept (signification commune).
Au début des années 1890, Freud pense, somme toute, que cette détermination associative du matériau du symptôme est une sorte de contamination. Ça et là, il est cependant possible de supposer qu’il a la suspicion d’une dynamique de ladite énergie, sans plus !
Après maints exemples, dans les Études sur l’hystérie, de symptômes de conversion construits selon la logique précédente, un tournant se produit à partir des discours de Elisabeth von R. et Frau Cäcilie M.. Lisant Freud pas à pas, nous observons qu’à un moment donné (fin 93/début 94), son oreille prête attention au maniement des mots chez les sujets, d’abord dans le registre de l’insistance du signifié (métonymie), puis dans celui du signifiant (métaphore).Là, au titre de l’entrée de Freud dans une conception de l’inconscient structuré comme un langage, nous devons élever cette note (qui clôt dans les Études… le chapitre « Histoires de malades ») au rang de paradigme d’une coupure épistémologique : Il s’agit de la fameuse hallucination des « deux pendus » chez Cäcilie qui, la veille, s’agissant de l’attitude frustrante de Breuer et Freud, avait pensé, furieuse : « L’un est bien le pendant de l’autre. »
Et c’est aussi dans ce pas à pas que nous voyons les va-et-vient de Freud, ces hésitations pour statuer sur ce qu’il découvre, incrédule, oui, – cela ne lui parait pas sérieux, « superficiel »! Alors, simple adjuvant du symptôme ou carrément causal ? Il finit par trancher : il y a bien là un autre mode de formation des symptômes hystériques, « par symbolisation », précisément. Nous sommes fin 1894.
Et après? 3 ou 4 années de silence (moment délicat pour Freud à Vienne) jusqu’en 1898, année où commence, avec son fameux article surl’oubliet le nom de Signorelli,le travail d’élaboration pour passer d’un usage rare et vague du terme de « déplacement » à son concept immédiatement associé à la libido. Parallèlement à l’affinement de ce concept comme métonymie dans le signifiant, le terme d’association déchoit et retrouve un usage commun, sauf dans la règle fondamentale.
Guy Trobas
1 Lacan J., « À la mémoire d’Ernest Jones. Sur sa théorie du symbolisme », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 705 : « Ainsi manque-t-il cette fonction parfois si sensible dans le symbole et le symptôme analytique, d’être une sorte de régénération du signifiant. »
2 Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …Ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 183.
3 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit.. p. 240.