Certains adolescents nous offrent des éléments essentiels permettant de saisir l’importance de la fonction de l’écriture pour eux et témoignent de leurs inventions, lors de leurs séjours en institution, d’une formule leur permettant de mieux savoir y faire avec une certaine « guérison », soit un déplacement de la libido dans ce qui faisait avant pour eux symptômes.
Sans le secours d’aucun discours établi 1, le schizophrène invente parfois une langue lui permettant de s’appareiller, non sans effort d’écriture, à un discours qui fasse lien. Certains sujets ne supportent pas le signifiant adolescent ni que l’on s’adresse à eux en les nommant par leurs prénoms : « Je ne veux pas qu’on parle de moi, on me parle pour faire du changement, moi je ne veux pas que ça change. » Nos paroles leurs font comme des ordres/désordres, alors ils se bouchent les oreilles pour ne plus entendre, non pas tant ce qu’on leur dit, mais ce qu’ils entendent dans leurs têtes, ce qui fait désordre lorsqu’on veut s’occuper d’eux.
Grâce à l’écriture, le signifiant des ordres s’écrit de deux façons différentes – l’entendre fait partie de la parole, renvoie à la présence dans la parole de l’écriture. Cette jeune interroge ainsi les mots par l’écriture pour les séparer : « Avec les lettres ça va, ça ne change pas. » Dans un atelier dit de calligraphie, qu’elle invente avec une intervenante, elle dit « soigner la lettre » ou encore « je guéris à la lettre, je me soigne ». Elle préfère l’écriture cursive, les lettres attachées car, dit-elle, « les mots sont séparés » et cela lui permet de « mettre de l’ordre ». Elle met un point à la fin d’une phrase « un point pour séparer ».
Parmi les lettres de l’alphabet, deux lui sont insupportables : le [Q] trop près du corps et le [J] initiale du prénom d’un adolescent qu’elle dit aimer. Elle se met alors à la recherche de sa lettre à elle pour écrire sa formule.
Elle semble trouver, dans le réel d’une écriture aux mots séparés, son moyen de déplacer la libido et ainsi « d’éloigner le malheur ». Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille, tel est le vers de Baudelaire qu’elle dit réciter quand ça va mal chez elle 2. Elle est sensible à cette lettre ô . C’est sa façon de trouver le recours d’un ô de secours, voire Ô/au secours dans un vers établi : « Je change un peu quand même, mais dans ma tête je ne change pas. » Ainsi si elle accepte d’obéir à sa mère pour mettre lorsqu’il pleut des chaussures de pluie, dans sa tête, précise-t-elle, « je garde mes nu-pieds ». Elle tente de sérier le désordre de sa tête : « Il ne faut pas que je mélange. Il faut que je sépare les mots. Il faut que je sépare la vie privée et le monde extérieur. » Le monde extérieur, ce sont les paroles des gens qui « se mêlent » parfois de sa vie. Pour sa vie privée, elle invente sa formule « je me couvre la tête » avec un habit à capuche et, ainsi, elle peut aller à l’extérieur. Là ainsi, précise-t-elle, elle se sépare des gens encore inconnus.
Philippe Lacadée
1 Lacan J., « L’étourdit » Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.
2 Baudelaire donne corps à sa souffrance. Ainsi la douleur est d’abord représentée comme une enfant capricieuse et impatiente : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici ».