L’opinion commune réduit souvent la libido au désir sexuel. Or, bien plus largement, la libido polarise les investissements, les intérêts, les occupations, le désir et les plaisirs humains. Énergie vitale de l’éros ainsi définie par Freud : l’Éros est l’instinct de vie qui vise à conserver la substance vivante et à rassembler ses parties en unités de plus en plus vastes. L’Énergie au service ces pulsions est appelée libido, indique-t-il dans « Le Moi et le ça ».
Cela lui confère deux caractéristiques, l’une d’être transtructurale, l’autre d’être impossible à négativer. Elle peut se déplacer, se modifier, notamment par l’analyse, mais ne cesse pas quelles qu’en soient les formes, notamment comme symptôme. « L’essentiel tient à ce que le signifiant est cause de jouissance. Il n’attire donc pas la libido, mais la produit sous les espèces du plus-de-jouir. Le signifiant a foncièrement une incidence de jouissance sur le corps. 1 » Quant à la jouissance, elle implique l’inclusion de la part inerte, par quoi le signifiant fait trauma, fixation dans le corps. En effet, note Jacques-Alain Miller, la « connexion du signifiant et de la jouissance est à penser théoriquement : l ’attraction de la libido par l’articulation signifiante, le signifiant plus la libido, c’est-à-dire l’investissement libidinal du signifiant, et aussi la séparation du signifiant et de la libido, le signifiant moins la libido, ce que Freud appelle le désinvestissement. 2 »
Eh bien, il est des cas où le désinvestissement libidinal est une donnée de départ. Le concept de « psychose ordinaire » forgé par J.-A. Miller en répond. Elle se caractérise par un « désordre au joint le plus intime du sentiment de la vie 3 ». La conséquence en est que, à la faveur de conjonctures déstabilisantes, les déplacements de la libido butent sur un vide de signification, laissant le sujet à ce moment-là sans recours. Il est sans le recours du réel qui, fixé et limité par le symbolique, forme avec l’imaginaire le nœud caractérisant la structure du sujet. Dès lors, à la dérive, la libido ne colle plus avec ce qu’est la demande, réversible, pantomime ou mise en acte de la réalité sexuelle. Elle s’apparente bien plus au laisser tomber radical comme si la libido était soustraite, alors qu’en réalité elle change de plan et devient phénomènes, événements, malaise indéfinissable.
C’est l’impossible de la demande comme telle, qui, du fait des préjugés et de l’ignorance modernes, compromet la rencontre classiquement attendue avec un analyste. Aussi, ces sujets s’adressent-ils aux analystes lacaniens et à leurs institutions, où ils sont reçus à partir de ce dont ils peuvent témoigner ou de ce qu’ils avancent comme subi, intrusif. Ainsi, dans la plus grande méconnaissance de ce qui fait symptôme, ils sont adressés par l’entourage.
Alors ! Que faire face à cette libido apparemment perdue, engloutie par le réel ? En ces cas aussi, le signifiant, le texte du patient, « la logique » contre l’évidence du « pathétique » 4 seront les bases d’où l’analyste détachera « le truc 5 » . Ce petit mot de truc, qui paraît relever d’un savoir-faire, n’est pourtant pas hors coordonnées ou sans conditions. Saisi dans le dire, l’énonciation du sujet, il passe dès lors, par ce lien d’extimité que soutient la présence l’analyste et qui fait le dialogue à ce moment-là pour que le sujet, à l’occasion, s’empare de ce qui fait ou faisait valeur chez lui de lien. Et par le truchement de l’analyse, le patient fait ou fera lien avec lui-même et avec l’autre. Comme le signale Lacan dans « Télévision6 », critiquant le poncifs de M. Fenouillard qui affirme que passées les bornes, il n’y a plus de limites, pour la psychanalyse, passées les bornes, il y a encore des limites : c’est l’enseignement des formules de la sexuation.
Francesca Biagi-Chai
1 Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 57.
2 Ibid., p. 48.
3 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 557-558 & Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire » Quarto, no 94/95, janvier 2009, p. 44-45.
4 Miller J.-A., L’Os d’une cure, op. cit., p. 27.
5 Lacan J., « Conclusions du ixe congrès de l’École freudienne de Paris », La Cause du désir, no 103, octobre 2019, p. 22, cité par Virginie Leblanc-Roïc dans l’argument préparatoire à la 6e Journée de la FIPA.
6 Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.