On ne peut que constater, à notre époque, l’extension de la clinique de l’angoisse, notamment chez les jeunes. L’Association américaine de psychologie avait produit, il y a quelques années, un rapport sur la santé mentale et le changement climatique. Une psychiatre du Nevada y décrit un jeune patient qui ramasse tous les déchets sur le chemin de l’école, ou un autre, « terrifié à l’idée que le réchauffement climatique l’empoisonne à cause de la prolifération de toxines, qui avait développé un programme nocturne millimétré pour être prêt à faire face à ce problème [1] » Tout au long de ce rapport, l’angoisse n’est envisagée que comme la conséquence de l’impact traumatique du dérèglement climatique.
Les impasses écologiques et la crise de la démocratie tendent à faire toujours plus apparaître notre monde comme angoissant, voire « im-monde [2] ». Mais c’est sans compter sur le fait qu’il n’y a jamais eu de bonne marche du monde, que celui-ci n’a jamais tourné rond. « C’est vrai, nous dit Lacan, [qu’]il y a autour de nous des choses horripilantes et dévorantes […]. Mais ce n’est que parce qu’il existe des gens qui se laissent phagocyter » ; « Ma réponse à tout cela, c’est que l’homme a toujours su s’adapter au mal. Le seul réel qu’on puisse concevoir, auquel nous avons accès est justement celui-ci, il faudra bien s’en faire une raison : donner un sens aux choses […]. Autrement, l’homme n’aurait pas d’angoisse [3] ».
Les praticiens qui interviennent dans les institutions de la FIPA, parce qu’ils ne reculent pas devant ce qui, dans le monde, ne tourne pas rond, peuvent, par leurs interventions, aller contre l’effet de massification, d’extension, de contagion imaginaire de l’angoisse en lui restituant son statut de « signal […] du réel [4] », et donc de boussole subjective.
Freud référait l’angoisse à un danger pulsionnel interne en lien avec une séparation d’avec l’objet [5]. Lacan la situera au contraire comme liée à l’« imminence[6] » de l’objet, rejoignant ainsi l’idée initiale de Freud concernant la transformation directe de la libido en angoisse [7]. L’angoisse est l’affect qui signale la présence d’une libido envahissante, tétanisante. Mais, face au sujet qui voudrait rejeter tout ce qui l’angoisse à l’extérieur, à ne situer l’immonde que dans le monde, l’enjeu est de permettre que la cause – au moins pour une part – puisse lui en être restituée à l’intérieur, du côté de ce qu’il y a d’opaque dans son propre symptôme.
Cela peut lui permettre de sortir de la fixation de la libido dans ce que Jacques-Alain Miller qualifiait d’« angoisse labyrinthique, sans limites, dont le sujet se condamne à parcourir le cercle infernal qui le retient de passer à l’acte ». Le désangoissement ainsi obtenu « ouvre sur les transformations de l’angoisse, sur le transfert de la certitude qu’elle recèle à l’acte qu’elle est seule susceptible d’autoriser » [8]. Les transformations de l’angoisse induisent un changement de position du sujet, lui permettant de s’engager autrement, sur fond d’impossible et non plus d’impuissance.
Alice Delarue
[1] American Psychological Association, « Mental health and our changing climate : Impacts, implications, and guidance », mars 2017, p. 36, disponible sur internet [notre traduction].
[2] Lacan J. & Miller J.-A., La Troisième – Théorie de Lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 40.
[3] Granzotto E., « 1974, Jacques Lacan. Entretien au magazine Panorama », La Cause du désir, n° 88, novembre 2014, p. 172.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 188.
[5] Cf. Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1981, p. 54.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre v, L’Angoisse, op. cit., p. 67.
[7] Cf. Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de cinq ans (Le petit Hans) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF.
[8] Miller J.-A., « Angoisse constituée, angoisse constituante », extrait d’une intervention aux Journées de l’ECF en 2004 pour présenter le congrès de l’AMP de 2006 : « Le Nom-du-Père, s’en passer, s’en servir », disponible sur internet.