Freud se souvient avoir fréquenté l’école de Bernheim en 1889, et avoir assisté « aux étonnants tours d’adresse » de celui-ci. Il dit sa révolte, « lorsqu’un malade, qui ne se montrait pas docile, était ainsi apostrophé par le maître : que faites-vous donc « vous vous contre-sugestionnez ? » 1. On dirait, de nos jours, que le patient n’était pas très compliant. Que le patient soit de mauvaise volonté n’est pas sans nous parler, à l’heure des protocoles et des évaluations. Si ça ne marche pas, c’est parce qu’il y a un déficit de volonté. On entend le paradoxe : si les patients étaient guéris, on pourrait les soigner. C’est une tautologie, qui met la faute sur celui qui ne répond pas à sa psychothérapie. Cela n’a pas échappé à Freud, qui y répond par une « vieille devinette 2 » :
Christophe portait le Christ,
Le Christ portait le monde entier,
Dis-moi où Christophe
À ce moment-là a mis le pied ?
Quel est l’Autre de l’Autre ?, demande la devinette. Lacan logifiera cela. Dans le Séminaire « L’identification », il fait de cette place un « lieu […] redoutable, puisqu’il y faut quelqu’un 3 ».Pas seulement redoutable en raison de la personnalité de qui peut l’occuper, mais redoutable par son caractère d’absolue nécessité.
Ainsi l’analyste peut-il subjuguer par ses « tours d’adresse », cela ressort toujours d’une suggestion autoritaire qui ne dit pas son nom, quels qu’en soient les raffinements. L’inconscient qui s’en déduit est un inconscient-sac, dans lequel se différencient des éléments plus ou moins primitifs, que l’éducation se chargera de développer.
L’acte de Freud, c’est de laisser tomber cela, dit-il, pour préférer « recourir » [c’est son mot] au lien libidinal qui unit les humains. Un lien inouï. Un « miracle 4 », dit-il, quand il se produit. Cela n’est pas sans rappeler la proposition de Lacan dans le Séminaire Le Transfert, à savoir que l’amour est un miracle : un petit sujet confie sa propre existence à l’Autre de la parole, et dans ce mouvement de refente, y logeant sa cause, s’engage dans les défilés de l’amour. Lacan y situera le sujet supposé savoir, et y fera porter l’acte de l’analyste.
L’acte de Freud, c’est d’opposer fermement son concept de libido à celui de suggestion, cette dernière faisant « paravent », dit-il, à la première. Le problème, en effet, c’est que la suggestion est un moyen très pauvre. Certes, il est possible qu’elle puisse un peu quelque chose, peut-être que les implémentations d’intention – techniques issues de la neuropsychologie, très actuelles dans le champ de la réhabilitation psycho-sociale – peuvent donner une pragmatique, une routine, dans notre rapport au monde toujours un peu chancelant. Mais c’est surtout une impasse, car nous sommes sans cesse reconduit à la reproduction du même, où le maître indique ce qu’il faut. C’est logique puisque nous n’avons pas le principe qui permet de sortir du sac, autrement que celui de la suggestion, qui, ironie du sort, y reconduit toujours. On comprend ici que Freud amène la libido comme s’agissant d’y « recourir », indiquant ainsi ce que son effort a d’épistémique. Non maîtrisable, non assignable, la libido soutient l’identification, qui se distingue alors radicalement de l’imitation et de l’influence.
Dès lors, nous ne sommes plus dans la logique du particulier et de l’universel qui fonde les classes, c’est-à-dire les plus ou moins développées dans le sac, mais dans celle du plus singulier. C’est-à-dire la façon dont chacun a répondu du « miracle », par où s’est introduite une cause Autre. C’est profondément éthique.
Véronique Herlant
1  Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 149.
2   Ibid.
3  Lacan J., Le Séminaire, livre ix, « L’identification », leçon du 17 janvier 1962, inédit.
4  Freud S., « Un stade dans le moi », Essais de psychanalyse, op. cit., p. 198 : « Ce miracle, nous l’avons compris dans le sens où l’individu abandonne son idéal du moi et l’échange contre l’idéal de la foule, incarné dans le meneur. »

