Par Isabelle Rialet-Meneux, Consultante au BAPU de Rennes
Dans le Séminaire XVI D’un Autre à l’autre, Lacan, à propos du pari pascalien, pose la question : « ce Pascal, qui ne sait pas ce qu’il dit quand il parle d’une vie heureuse, nous en avons là l’incarnation, quoi d’autre sous le terme de heureux est saisissable sinon précisément cette fonction qui s’incarne dans le plus de jouir ? [1] »
Cette citation résonne avec la thèse soutenue par Edgar Cabanas et Eva Illouz dans leur essai Happycratie, Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, paru en 2018 [2]. Ces chercheurs interrogent avec rigueur l’origine, l’essor et les conséquences contemporaines du marché du Développement personnel qui envahit nos vies. Ils dénoncent les faux-semblants et les nouvelles injonctions de la psychologie positive et démontrent en quoi « la science du bonheur s’appuie sur de nombreux postulats sans fondement, sur des incohérences théoriques, des insuffisances méthodologiques, des résultats non prouvés et des généralisations ethnocentriques [3] ». Dans cette idéologie néolibérale développée par Martin Seligman [4], le bonheur devient une marchandise parfaite pour un marché qui s’évertue à normaliser notre obsession pour la santé physique et mentale. Car le néolibéralisme repose en effet sur « l’extension implacable du champ de l’économie à toutes les sphères de la société [5] ». Les experts, les coachs, règnent sur les services « psy » en maximisant les potentiels de l’individualité. La pleine conscience, la spiritualité, les neurosciences sont les signifiants maîtres de l’époque pour tenter d’harmoniser le moi avec ses objectifs à réaliser. Le self-help nourrit la résilience.
Pour ces auteurs, ces techniques de gestion des émotions « oblitèrent toute référence à l’inconscient [6] ». La souffrance est rendue inutile. Ne pas parvenir à la combattre est un signe de faiblesse et de maladie.
Loin de promettre le bonheur et l’adéquation du moi à son idéal, la psychanalyse appliquée à la thérapeutique prend appui sur ce qui achoppe, sur ce qui rate. Elle élève le symptôme à une dimension éthique et clinique qui donne chance au sujet de se faire responsable de sa jouissance et, de ce fait, en s’en dégageant a minima, de mieux s’orienter de son désir.
[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 23.
[2] Cf. Cabanas E., Illouz E., Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Éditions Premier Parallèle, 2018.
[3] Ibid. p. 16 et 17.
[4] Elu président de l’American Psychological Association en 1998.
[5] Cabanas E., Illouz E., op. cit., p. 76.
[6] Ibid., p. 158.