Ce que parler veut dire
Esthela Solano-Suarez
Recevoir la demande de celui qui souffre, la demande du tout-venant, sans distinction d’âge, sans autre condition que celle qui s’autorise de la demande, correspond à l’esprit des institutions qui se reconnaissent et se regroupent sous le sigle FIPA.
Les praticiens qui y œuvrent s’emploient à recevoir chaque demande, la prenant très au sérieux. Leur action relève donc de la série. Ils s’occupent d’une série de demandes, non sans s’appliquer à les prendre une par une, ne s’orientant que de ce qui en chacune peut se dégager comme différence absolue.
« Nul n’entre ici qu’en fonction de sa singularité » peut être inscrit au fronton. Ce principe qui relève de l’orientation lacanienne vient contrer d’emblée la réduction de chaque parlêtre qui adresse sa demande à un « psy », à n’être qu’un « cas » parmi d’autres, ou un nombre dans une série de dossiers, se réduisant souvent à une étiquette identificatoire, n’étant alors qu’un élément appartenant à une classe, au titre de n’être qu’un membre d’un groupe identitaire. En somme, le principe de singularité, qui régit le traitement accordé à la demande, s’inscrit à l’encontre de quelque universel totalisant. Qui dit universel totalisant dit aussi supposition d’une norme qui régit pour tous, norme à laquelle le souffrant s’inscrirait par défaut et à laquelle il serait question qu’il s’adapte, qu’il se tienne.
Il est question donc de contrer un préjugé véhiculé fréquemment par celui qui nous adresse sa demande, préjugé qui n’est pas sans être partie prenante du malaise actuel et dont la face la plus féroce nourrit le pousse-au-pire de l’impératif de jouissance.
Dans ces conditions, traiter le cas d’urgence, donner du poids à la demande, ne va pas de pair avec le principe qui de nos jours indique qu’il s’agit de parler à un « psy » parce que parler fait du bien.
Il est question de parole, mais d’une parole qui puisse avoir une incidence sur la jouissance mortifiante qui accable le sujet. Ouvrir les écluses de la parole pour parler à tire-larigot ne va pas sans faire appel à l’errance de la jouissance du bla-bla.
Lacan indiquait que la psychanalyse « se révèle dans la question de ce que parler veut dire[1] ». Dans cette visée, il indiquait que le sens d’un discours réside dans celui qui l’écoute, lui accordant, du fait d’occuper cette place, un « pouvoir discrétionnaire[2] » dont il en est entièrement responsable dans la visée de porter la parole à « une puissance seconde[3] ».
Quelle peut être la consistance d’une parole portée à « une puissance seconde » ? C’est peut-être une parole qui demande à être cernée, dépouillée des généralités où s’abritent les alibis du sujet, une parole qui n’est pas reçue sans appel aux précisions, qui met en avant le souci d’une hystorisation, qui sert à donner du poids aux détails les plus infimes, qui n’accepte pas la supposition d’une compréhension transparente relative à « ce que veut dire » chez celui qui nous parle, qui ne laisse pas passer comme allant de soi la dimension allusive. Le souci de précision et le goût du détail supposent, de la part de celui qui écoute, d’être habité par la passion de l’ignorance au lieu de se croire dans le devoir de faire preuve d’un savoir.
S’il y a savoir, il est à repérer dans la parole elle-même, pas tant dans sa sphéricité au niveau du sens, qu’au niveau des trébuchements, des blancs, des rêves, des lapsus, là où elle rate « ce qui veut dire ». Le ratage fait signe de l’inconscient, lequel d’après Lacan, se tenant au plus près du dire de Freud, lui donne le statut d’un savoir articulé.
Cette dimension est à mon sens celle que Lacan visait dès lors qu’il nous indiquait qu’il était question d’élever la parole « à une puissance seconde ».
Introduire le sujet à la lecture de ses dits ouvre la dimension du dire et l’installe dans le discours analytique. Aussi modeste soit-il, le dispositif institutionnel n’exclut pas la possibilité d’un tel décentrement.
Si ce décentrement a chance de se produire, il loge le sujet dans une autre dit-mention. Celle-ci ne concourt pas à lui procurer l’abri d’une identification normativante, ni la certitude de la jouissance qu’il lui faudrait, mais lui est propice à éclairer un peu son embrouille, à localiser quelques présupposés fantasmatiques qui l’enferment dans l’étau de l’inhibition, le condamnent à l’exclusion, là où il jouissait de prendre la place d’un rebus de la jouissance de l’Autre, de l’Autre qui n’existe pas.
Effets thérapeutiques donc ? On ne peut pas nier qu’ils sont parfois sensibles, mais pas sans prendre en compte ce que parler veut dire. La dimension éthique de cette visée est manifeste : il ne s’agit pas seulement de parler et laisser parler, mais de se servir du signifiant de la bonne manière afin de produire des effets sur la jouissance, c’est-à-dire dans le registre d’une opaque satisfaction qui est celle d’une souffrance qui vient embourber le sujet.
[1] Lacan J., « Variantes de la cure type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 330.
[2] Ibid., p. 331.
[3] Ibid.